Lettres de deux compagnons
Ce spectacle ne vaut rien finalement
Mais par pitié que le feu des pétards
Et les colombes en carton
Nous sauvent d’une morbide apocalypse
Où ces foutres merdre de Père et Mère Ubu
Se prennent à faire le théâtre sérieusement
A. Jarry
Pour son malheur Dominique Collignon-Maurin est une célébrité, pour parler vite c’est une sorte de vedette. Mais pour lui, la piste aux étoiles par tant d’autres convoitée, ne fut jamais qu’une vaste imposture. Il a depuis longtemps pris la fuite. Ses chemins ne sont que brouillages de tout repérages, par nécessité, survie, besoins impérieux de tourner le dos. Il aime plus que tout le théâtre, il aime plus que tout la musique. Les verbiages, les cafouillages, les anecdotes frelatées, l’ignorance merveilleuse des critiques et leur non moins merveilleuse faculté d’inventer n’importe quoi, l’incompréhension parfois totale de son parcours (et même la compréhension), sont la conséquence d’une certaine volonté de la part de Dominique de ne montrer de lui que de fragmentaires miroirs aux alouettes, car on croit tout savoir, car tout aurait été dit sur sa famille, creuset d’une accumulation spectaculaire d’artistes en puissance. Si Dominique cultive depuis toujours la dispersion relative, c’est pour exercer son métier comme lui seul entend le faire. La ruse est là. Du théâtre et de la musique qu’il pratique tous deux intensément dès sa petite enfance, il cherche avec passion la synthèse. En cela, l’esprit jarryesque n’est jamais loin, voire parfois totalement présent. Alfred Jarry donc et la pataphysique dont l’attitude, la tenue, le souffle habitent toutes ses aventures et créations aussi bien musicales que théâtrales. Par goût du jeu, de la farce mirlitonesque, il met en route des trajectoires décalées, tragiques et ridicules. Car il ne s’agit pas de donner dans la déploration, ni même de faire rire, mais juste de prendre acte, en théâtre, de toute joie tout comme du grand désastre. Jarry mais peut-être aussi Witkiewicz pour son goût de la crétinerie pathétique et sans fin, ou alors Meyerhold, car il aimait à forcer le trait plutôt que de se lover dans la tiédeur d’une option naturaliste. Meyerhold ne parlait-il pas du cabotin comme le représentant authentique de l’acteur, nécessitant une implacable technique. Ruptures de registre, acrobaties, répétitions clownesques, faux nez, faux cul, faux seins, prothèses, pour mieux conduire le jeu ailleurs, plus loin, du côté du grotesque et de ses lettres de noblesse… telle une saine colère. Dominique est un ami. Nous avons travaillé souvent ensemble et j’ai pu partager avec d’autres sa connaissance des traditions théâtrales, des plus mineures aux plus grandes, son attrait pour le pantin, marionnette et guignol, enfin sa fascination et sa compréhension de ce qu’on appelle encore aujourd’hui l’Orient. De la pratique du Ney par exemple, rien ne lui est étranger. Mais aussi, tout en écart, ce qui d’ailleurs pour lui va avec, pratiquant un free jazz atonal, évolutif, tout transformation, voire debusyen… Tout vient de là, libres éclectismes, désordres inspirés, gravité et rigueur… Il se remet au travail avec un nouveau projet LVVI – La Vieille Vierge Insomniaque. Et comme ici je l’accompagne, je suis vraiment bien contente.
Marie Vayssière
Le Commerce des nuits blanches…
C’est assurément dans le sillon du théâtre de la cruauté que s’inscrit le geste de La Dormition ou la Vieille Vierge insomniaque. Un sillon que Dominique creuse toutefois singulièrement, se jouant de toutes les références. Si l’on pense par exemple au théâtre mirliton de Jarry, c’est plutôt dans l’entre deux infernal du Père-Mère Ubu que cela se passerait, où la marionnette souveraine se désosse, laissant la chair abandonnée en son drame pitoyable tissé d’humour noir, membrée-démembrée et ballottée à tous vents, celle de l’enfant que Père et Mère Ubu n’ont jamais eu. Siffle encore un vent de même force que celui qui souffle dans « Opérette » de Gombrowicz, moins la forme qui, « dans sa divine idiotie », devait être farcie d’un drame réel. Ici dans la Dormition la forme paye sa dette au drame, littéralement, puisque le Spectacle ne contient nulle rédemption – par le chant ou la pantomime, mais exhibe au contraire la scène de l’enclume sur laquelle le marteau frappe sans arrêt la menue monnaie de la vie, de nos vies à tous. Le cri de Gombrowicz « Salut, Jeunesse à jamais nue ! Nudité jeune à jamais, salut ! » est poussé au plus profond du déchirement par où jeunesse et nudité ont été violentées d’un même élan brutal. Le chant doit alors aller chercher ailleurs, dans les fibres où le corps peut malgré tout (si c’est possible, mais il faut que ce soit possible par le recul d’un saut de damné sur la bute) racheter la chair mille fois vendue sur l’autel de la consommation. Seul le corps de l’acteur peut jouer, déjouer, jubiler à massacrer à son tour ce qui voulut, en « innocent les mains pleines » du crime, le massacrer dans un drame de la chair à rendement constant de petite mort. Ce dont l’économie spectaculaire, en chambre comme en public, est si friande dès lors que réalité et fiction s’entre-dévorent à qui mieux mieux. Desserrer l’emprise de la grande Mâchoire, par une tension qui pourrait faire penser à Artaud, à sa haine du théâtre et du langage où ravage « la maladresse sexuelle de Dieu » ; mais le Artaud d’Héliogabale, loin du Père-Mère et du Crucifié engendré, sacrifié. Il n’y a pas dans cette geste Un Théâtre de la cruauté dont il faudrait honorer le genre. Bien plus, sur le mode aussi du mélo comique à la Pirandello, une petite météore, minuscule, qui traverse les strates du genre en une coupe transversale, faisant sonner un chant modal, de rengaine tonale et fuite céleste atonale entremêlées, composées comme petite et grande ritournelles. Le tout ratatiné dans l’épopée du petit secret-sacré familial, aux dimensions à la fois guignolesques et gigantomachiques de l’armoire à linge sale, terrible promiscuité des corps livrés en pâture, virginité violée par la Vierge elle-même complice, lavandière de son propre trousseau souillé. La farce sur les marches du Parvis, l’Icône sacrée bringuebalée dans le Grand Débarras, la traque de l’Image sans cesse restaurée sans cesse ravagée par le stupre du Temps, la syphilis du Concile d’amour, la peste répandue dans Thebes dont Œdipe est le roi, la marchandise de chair et d’os clouée sur la croix tel le figurant larron de la Ricotta, … on ne dira pas que tout y passe comme à la foire, mais affleure. A l’image de l’Occident d’aujourd’hui, l’imposture ainsi nommée qu’est cet immense foutoir foutraque du kitsch où tout s’équivaut et s’abîme dans la violence intime des vies des Spectaculés, mais que l’on voudrait structuré comme le langage de la Passion. L’Ami auteur de LVVI – La Vieille Vierge Insomniaque remue bien plutôt, en héros auto-dérisoire, dans la plaie de son propre vécu fantomatique le couteau de la fiction qui aura peut-être, à l’usage partagé, une vertu purgatoire, quelque part entre rire et effroi.
Patrick Condé